À Bordeaux, un guide de prévention contre le mésusage des écrans pour les plus petits

À Bordeaux, une équipe de différents professionnels de la santé, du social et de l’animation s’est réunie pour se pencher sur le problème de la surexposition aux écrans chez les tout-petits. De fil en aiguille, un véritable projet partenarial s’est constitué, afin de diffuser auprès d’un large public les informations scientifiques sur les risques du numérique, mais aussi de proposer des alternatives aux écrans pour les parents.

Pourquoi ?

En 2019, un Atelier Santé Ville réunit divers professionnels de santé, qui lancent l’alerte sur un constat qu’ils partagent unanimement : les écrans sont dangereux pour les tous-petits, et pourtant ils y sont très exposés. Si les conséquences sont délétères, peu de prévention existait alors. La ville de Bordeaux, avec d’abord le quartier la Bastide, s’est saisie du sujet, entamant une large campagne de sensibilisation aux risques du numérique, notamment des mésusages et de la surexposition aux écrans. Cette campagne marque la création de guides dédiés au sujet, à destination des professionnels au contact des parents, puis à destination des parents eux-mêmes. Elle vise aussi à la promotion d’activités et de ressources alternatives aux écrans, en accompagnant les parents dans cette démarche.

Comment ?

S’il est globalement admis que les écrans présentent des risques pour les plus jeunes, il a fallu trouver un moyen d’unifier les constats scientifiques en la matière. Après l’Atelier Santé Ville, plusieurs professionnels ont trouvé un consensus quant à l’âge minimal d’usage des écrans, quant aux risques principaux à mettre en lumière et quant aux moyens les plus efficaces de diffuser cette campagne de prévention, au quartier La Bastide, à Bordeaux, et même au-delà.

A partir de ces outils, la Ville a lancé à la rentrée 2022 une campagne de prévention municipale grand public « 0/2 ans zéro écran » en lien avec ses partenaires, ainsi que des événements de sensibilisation à l’attention des professionnels et des parents sur les territoires. Le 1er octobre 2022, un temps fort à l’hôtel de Ville « Les tout-petits lâchent leurs écrans », a permis de lancer les outils créés.

Des tables rondes et conférences ont été organisées pour sensibiliser un public le plus large possible. Ce projet s’est inscrit dans une large démarche partenariale, étayée par des professionnels de la santé et du médicosocial, de manière participative avec le concours d’associations de terrain, mais aussi des habitants pour tester les outils. Parmi les partenaires de la ville : le Conseil Départemental de la Gironde (PMI), le Réseau Périnatalité Nouvelle Aquitaine, ARS Nouvelle Aquitaine et CAF de la Gironde, des experts, associations et structures petite enfance… Le projet est également co-porté par les cheffes de projet Pacaline Lherm et Nathalie Roux (directions du développement social urbain, et de la petite enfance et des familles) et par plusieurs élus, notamment Fanny Le Boulanger (à la petite enfance), et Sylvie Justome (à la sécurité sanitaire et à la santé).

A noter que la ville a racheté les droits (communication, photographie) de ces outils pour que, partout sur le territoire français, des professionnels et des institutions puissent se le ré-approprier librement. Ils sont donc disponibles gratuitement (voir « pour aller plus loin » en bas de l’article).

Quel bilan ? 

Les outils de prévention créés ont été diffusés à Bordeaux et bien au-delà depuis, à toutes les échelles jusqu’au niveau national. Le projet de prévention des mésusages du numérique bordelais a par ailleurs reçu le Prix Territoria Coup de Cœur « Bleu Blanc Zèbre » 2022 pour la réalisation des outils « 0/2 ans zéro écran ». Créé par l’Observatoire national de l’innovation publique, ce prix récompense depuis 1986 les réalisations innovantes, exemplaires et transposables des collectivités locales françaises et européennes.

Ce projet est donc régulièrement salué pour la qualité des outils proposés, lesquels se démarquent surtout pour leur accessibilité et pour leurs supports graphiques, très parlants, se prêtant tout à fait à un usage élargi, y compris chez des parents allophones. Le livret professionnel est aujourd’hui très utilisé, et fait même référence.

Grâce à ce succès, ce projet a pu être complété par d’autres actions thématiques, comme les « défis 10 jours sans écran » organisés chaque année dans un nombre croissant d’écoles bordelaises. Cette action, qui a démarré au sein d’un QPV, s’étendra dans les prochaines années à d’autres territoires »

 

Le projet en photos

 

 

L’interview de Pascaline Lherm, coordinatrice Atelier Santé Ville à la Mairie de Bordeaux

 

Quelle est l’origine politique de ce projet, et comment avez-vous progressé sur sa mise en œuvre ?

Ce projet est parti d’un atelier santé ville, dispositif financé par l’État, à la croisée de la Politique De Ville et de la Politique de Santé Publique, qui permet d’agir à un niveau infra-territorial, à l’échelle d’un quartier.  L’objectif de cet atelier était de réduire les inégalités de santé et de coordonner tout un réseau de partenaires, dans différents domaines : social, éducatif, médical… cette coordination d’acteurs met en lumière les problématiques prioritaires du territoire, pour ensuite déployer un plan d’action adéquat. L’ASV offre un espace de production de projet à taille humaine, très propice à la mobilisation d’acteurs locaux, on peut plus facilement solliciter le médecin généraliste ou la sage-femme du quartier, par exemple. Cela simplifie le processus politique, surtout sur une grande ville comme Bordeaux.

Lors de cette réunion d’ASV en 2019, qui portait sur la santé des enfants, les professionnels ont tiré la sonnette d’alarme. Ils ont témoigné des conséquences du mésusage des écrans sur les tout-petits, à savoir des impacts sur leur développement, qu’ils constatent régulièrement. Ils nous ont expliqué qu’ils repéraient même des arrêts de développement chez des enfants de 18 mois, développement qui reprend son court lorsqu’on coupe les écrans. En tant que cheffe de projet ASV, leur insistance sur ce sujet m’avait beaucoup interpellée. Entre temps, certaines études ont vérifié ces propos. Mais à l’époque, il n’y avait pas beaucoup de prévention autour de ce sujet, aussi les professionnels de santé que nous avons rencontrés étaient-ils pressants, ils y voyaient une véritable urgence. Les écrans éloignent les enfants de leurs proches, car ils se substituent aux interactions sociales, c’est un problème très pernicieux, dont on ne se rend pas nécessairement compte sur le coup.

À partir de ces professionnels de terrain réunis, issus de structures de santé, du social ou de crèches, nous avons fédéré un groupe de travail. Il a ensuite fallu réunir un comité scientifique dédié pour appuyer la création de notre outil. Pour lui faire voir le jour, on a monté un projet partenarial piloté par la ville conjointement avec la direction générale éducation sports et société,  la direction de la petite enfance et des familles, sous l’égide de Nathalie Roux, et la direction du développement social urbain. L’objectif de ce comité était surtout de se mettre d’accord autour d’un consensus scientifique et méthodologique, pour pouvoir construire les outils adaptés en fonction.

Un consensus scientifique, c’est-à-dire ?

Le consensus à trouver concernait surtout les tranches d’âge à cibler. Par exemple, le scientifique Serge Tisseron conseille de proscrire les écrans jusqu’à 3 ans. En réalité, un tel objectif est quasi-impossible à réaliser aujourd’hui, il s’agit d’une recommandation assez éloignée des réalités des familles. Pour éviter tout de même ces retards, voire arrêts, de développement, nous avons décidé de garder la tranche 0-2 ans. En fait, les connexions neuronales se multiplient très rapidement à cet âge-là, le cerveau étant stimulé de toutes part, et ce dernier doit procéder à un tri. Or, cette période est clef dans la phase de tri des connexions, et il ne faut pas louper le coche. Car si à cet âge, le cerveau conserve les connexions neuronales activées par les écrans, plutôt que celles des interactions sociales, il peut y avoir des séquelles en termes de développement. Au contraire, pour se construire sainement, l’enfant a besoin de beaucoup de temp d’échanges chaleureux, de regards, de complicité… aussi avons-nous pris le parti de conseiller de proscrire les écrans jusqu’à deux ans.

Bien entendu, l’objectif n’est pas de moraliser qui que ce soit, nous connaissons les contraintes pratiques vécues par les parents au quotidien. Et j’ajouterais que 15 minutes de dessin animé de temps à autre ne vont pas tout changer. Mais il s’agit d’encourager une hygiène de vie souhaitable pour les petits, le plus loin possible de ces écrans.

Une fois le consensus trouvé sur les tranches d’âges visées et les spécificités scientifiques autour du mésusage des écrans, nous avons recruté un photographe, qui a délibérément placé des bébés devant les écrans avant de prendre des photos d’eux. Ces essais ne durent que quelques secondes à chaque fois, bien entendu, mais suffisent déjà à dépeindre la réalité de ces excès en photographie. Et ce, toujours sans moralisation, mais plutôt en proposant une alternative aux écrans, en vert sur le guide, au travers de la photo.

Un vrai travail de forme a été porté pour réaliser ce guide, et pour qu’il touche tout le monde. Il fallait donc trouver un équilibre entre ce peaufinage du photolangage synthétique sur le guide, qui pique la curiosité du lecteur, et sur l’étayage scientifique de notre propos, afin qu’il reste crédible. Nous sommes partis du principe que les parents sont éloignés de cette prévention, qui pour rappel ne faisait que peu de bruit au commencement du projet, voire allophones pour certains. Ils ne disposent donc pas forcément les ressources nécessaires pour réellement appréhender les dangers des écrans pour les tout-petits. D’où l’idée de ne pas faire une plaquette très textuelle, mais de recourir à beaucoup de photolangage à la place.

De ce processus ont en fin de compte découlé deux outils : un à destination des professionnels de tous secteurs, un autre spécialement réalisé pour les parents, avec encore moins de texte. Cette version est née des travaux d’un vrai comité rédactionnel, qui a souhaité la vulgariser au maximum.

Le nerf de la guerre, c’était de proposer, au sein de ces guides, de réelles alternatives aux écrans, ne serait-ce que dans le fait de regarder son enfant et de lui parler. Nous avons voulu montrer que dans les moments du quotidien, par exemple aux courses, on peut interagir avec lui, lui donner un légume à observer plutôt qu’un smartphone, on peut lui chanter une chanson pendant le change ou emporter un petit livre dans le tramway… dans cette logique de proposition d’alternatives, le guide partage aussi des lieux à découvrir lors de sorties familiales. Plus on autorise les écrans, plus ils prennent de place et perturbent notre enfant, et donc moins on se sent capables de faire ces interactions, ces sorties. On peut penser qu’ils nous aident à gérer sur le coup, mais les conséquences ce cette exposition ne feront que décupler les difficultés que les parents rencontreront. D’ailleurs, on est nous-mêmes attirés par ces objets, de façon quasi-magnétique, alors qu’ils nous font détourner le regard de nos enfants. Or, le regard constitue les premiers moments de réelle concentration de l’enfant. Cette démarche se tient loin de tout jugement, encore une fois, mais on souhaitait au moins que l’information circule, que les parents puissent être acteurs de leur vie et de leur relation, et qu’ils n’aient pas de regrets évitables.

Beaucoup de parents l’ont-ils déjà lu ?

Nous avons déjà écoulé 10 000 exemplaires, nous laissant dépourvus de stock ! L’organisation de plusieurs événements autour de ce guide, notamment des conférences, a favorisé ce succès. Mais nous sommes toujours en phase de diffusion, aussi ne pouvons-nous pas encore dresser de véritable bilan. Il y a eu une première période de communication avec notamment, un événement grand-public créé par la ville de Bordeaux (« les touts-petits lâchent leurs écrans »), qui a touché quelques centaines de parents en septembre dernier. À présent, nous entendons étendre progressivement cette diffusion, en partageant notre guide au sein des structures petite enfance et auprès des associations pertinentes.

Avez-vous donc le sentiment que ce projet suscite une large adhésion ? Avez-vous, au contraire, rencontré des résistances ?

Oui, l’adhésion sur ce projet nous a été grandement confirmée : par exemple, nos guides ont obtenu des retours très positifs. 96% des professionnels travaillant auprès d’allophones estiment qu’il répondait à un besoin véritable.

Plus que de toucher notre audience, la plus grande difficulté était sûrement de trouver le consensus scientifique sur lequel s’appuyer. Dans cette communauté existent différentes philosophies, différents points de vue des professionnels, certaines études plus probantes que d’autres… mais le comité scientifique s’est entendu. L’outil est réclamé au niveau national : l’adhésion qu’il suscite nous a surpassés ! C’est une grande satisfaction de savoir qu’on peut toucher des parents partout en France. C’est pourquoi la ville a racheté des droits supplémentaires auprès du graphiste et du photographe, nous voulions que chaque collectivité puisse l’utiliser et partager cette prévention.

De cet outil est aussi né une exposition, qui est très demandée, des affiches pour les salles d’attente, mais aussi un jeu de cartes en photolangage pour animer des séances collectives avec les parents. L’objectif du jeu, au fil de la séance, est de faire émerger les difficultés que rencontrent les parents dans cette démarche sans-écran, de libérer la parole pour favoriser les changements d’habitudes. Ces sessions sont animées par différents professionnels de santé et du social, des associations en lien avec des groupes de mamans…

Nous avons aussi organisé les « 10 jours sans écrans », une action expérimentale déployée sur une quarantaine d’écoles bordelaises cette année, chez les petits mais aussi les plus grands. L’ensemble des services de la ville y sont mobilisés, de façon très participative, dans le cadre du projet plus global de sensibilisation aux risques du numérique.

 

©Crédit photos : Ville de Bordeaux

 

Fiche d'identité de la communeLe projet en chiffresPour aller plus loin
  • Nom : Bordeaux
  • Département : Gironde
  • Région : Nouvelle-Aquitaine
  • Population : 259 809 habitants (2020)
  • Maire : Pierre Hurmic
  • Site internet : Site de la ville
  • 43% des 0-2 ans utilisent Internet selon les parents
  • 47% des enfants de moins de 3 ans utilisent des tablettes ou des smartphones
  • 67 % des enfants âgés de 2 ans regardent la télévision tous les jours
  • 74% des parents valorisent le contact précoce de l’enfant avec les nouvelles technologies
  • Plus de 300 professionnels ont participé à la table ronde organisée le 21 septembre 2022, et sont repartis outillés pour sensibiliser les familles.
  • Une quarantaine d’écoles bordelaises participe à un défi visant à ne pas utiliser les écrans pendant 10 jours.
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